Ça sent le soufre au pays du parfum et des fleurs. Le petit musée privé des entreprises Fragonard, à Grasse, s’est adjoint les talents, le savoir et la curiosité, assez orientée en l’occurrence, de l’historienne d’art Carole Blumenfeld pour proposer une exposition délicieusement polissonne et joyeusement rafraîchissante.
Une trentaine de tableaux, pour l’essentiel peints juste avant la révolution française, en un moment où une petite partie du pays vivait ses derniers instants de légèreté avant de voir arriver les barbares de la révolution Française. Daesch bien avant l’heure !
Mais, que serait Grasse sans Fragonard ? Une ville moyenne assoupie comme il y en a tant. La cité du parfum, dans l'arrière-pays niçois, doit beaucoup à la société fondée en 1926 en hommage au peintre Jean-Honoré Fragonard. Elle y a installé son usine, des boutiques et, depuis 2011, un musée. Jean-Honoré Fragonard fut au XVIIIe siècle "le" peintre de l’amour galant.
C’est donc tout naturellement que le musée qui porte son nom à Grasse propose aujourd’hui une exposition sur la sensualité dans la peinture. Une sensualité cachée, codifiée mais toujours présente. La face cachée d’une époque et d’un art de vivre que la future Riviera allait devenir la pionniere dans le genre.
Presqu’un siècle avant la naissance de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), Molière et son Tartuffe exprimaient déjà l’ambiguïté qui a longtemps tourmenté les artistes. Entre attrait du désir et crainte de la censure, l’équilibre est fragile.… "Couvrez ce sein que je ne saurais voir".
L'amant jaloux de Boilly
Un numéro d’équilibriste particulièrement sensible aux XVIIIe et XIXe siècles où derrière l’apparente innocence d’une rose offerte se devine la tentation charnelle. Ici la présence d’un chien évoque le désir, là c’est une cruche largement évasée qui peut être interprétée comme une allusion à l’anatomie féminine.
Des indices infimes, qui semés ici et là, suggèrent une sensualité à fleur de peau, dont l’incarnation est la femme, maitresse de son corps. Une idée révolutionnaire, à contre-courant de la morale (notamment religieuse) de l’époque.
L’indiscret peinture de Louis Leopold Boilly
Le musée Fragonard guide le visiteur à travers les intrigues amoureuses du siècle des Lumières. Parfums d’interdit est une exposition consacrée à la peinture de genre française qui eut un important succès avant la révolution. La peinture de genre française est un subtil équilibre entre ce que l’on montre, ce que l’on cache et ce que l’on laisse imaginer.
En haut, Boilly le réveil prémédité
Parfums d’interdit nous dévoile des oeuvres provenant des musées français et de collections européennes et américaines que l’on a rarement l’occasion de contempler. Chaque oeuvre recèle des secrets. Les sujets apparemment badins ou frivoles répondent aussi à un contexte social et politique.
Circuler entre les tableaux de Jean-Honoré Fragonard, Marguerite Gérard, Louis-Léopold Boilly, Michel Garnier ou Jean-Frédéric Schall nous permet de mieux appréhender les moeurs de l’époque qui avait un certain goût pour le libertinage.
La première section est consacrée au thème de l’attente amoureuse, La deuxième section s’attache davantage à montrer des scènes où de jeunes hommes usent de stratagèmes pour retrouver leurs belles; la troisième section montre de nouvelles formes d’intimité au sein de la sphère féminine.
Lorsque le public observe un jeune homme offrant une rose à une demoiselle au coeur d’un décor bucolique, sur une toile du XVIIIe siècle, il y voit un geste délicat, alors qu’à cette époque, à la veille de la Révolution, ces scènes d’apparence innocente dévoilent bien des codes cachés.
Grâce aux symboles (rose, oiseaux, petit chien, ...), les tableaux foisonnent d’indices, de subtilités et de non-dit et racontent beaucoup sur leur époque. On s’y embrasse, on s’y caresse, on s’y contemple, on s’y pâme parfois. Ici règnent l’allégorie coquine, le sous-entendu grivois, le symbole à la signification souvent oubliée par nos âges rustres, le détail ambigu.
Les poitrines sont opulentes et largement découvertes, les femmes entre elles plus que complices, les jeunes hommes empressés et les vieillards cocus. Les oiseaux disent aux spectateurs d’alors bien autre chose que « cui-cui », les chiens, rarement plus imposants que des bichons, sont toujours fidèles – ils sont bien les seuls – et souvent très caressants.
Quant aux écrivains, autres drôles d’animaux, leurs livres que laissent échapper des jeunes filles troublées sont nécessairement libertins. Certes, aux habitués de la gaudriole sur Internet, elles paraîtront bien anodines, ces peintures pourtant signées Jean-Honoré Fragonard ou la trop négligée Marguerite Gérard.
Cependant, un brin de nuance, une once de délicatesse ne nuisent pas à la chose, ni à la compréhension d’icelle. Du Bouton de rose de Pierre-Alexandre Wille (1748-1821) par exemple, brandi à proximité de son mamelon dévoilé : même Rocco Siffredi pourrait apprécier la métonymie !
Tour à tour, je découvre des tableaux qui révèlent les messages cachés tantôt galants, parfois libertins, voire érotiques. Comme une fête galante perpétuelle à la Watteau, les protagonistes en étoffe de soie privilégient les sous-entendus aux échanges charnels explicites, incluant dans leur jeu sensuel, un public qui ne se laisse pas duper par ces bonnes manières.
Que l’une dévoile une cheville à la lecture d’une missive enrubannée de rose, qu’une seconde dévoile sa gorge blanche comme du lait ou qu’un autre se cache des foudres d’un mari jaloux derrière un paravent : dans ces scènes frivoles, chaque détail compte.
De quoi s’initier avec plaisir et sans rougir aux mœurs d’une époque révolue, où chaque toilette, geste, et parole avaient une signification particulière, adressée à un bel amant ou à un simple compagnon. Un siècle bucolique, que l’on ne peut que regretter ou la Cote d’Azur fut précurseur du raffinement et de la beauté.
Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées ». Dès 1793 et 1794, les artistes sont invités à relayer le nouvel ordre moral imposé par le pouvoir. La femme doit désormais se recentrer exclusivement sur son rôle de mère, un discours que Napoléon reprendra bien volontiers sous l’Empire.
Mais une région résistera toujours à ses empêcheurs de liberté. Ce fut la future Riviera de la belle epoque, le creuset d’un nouvel art de vivre. Sous le soleil hivernal les barrières sociales et culturelles tombent peu à peu et tissent la trame de la société moderne.
Plus qu’ailleurs les femmes sur la Cote d’Azur prendront une place spécifique. Un chemin d’émancipation mieux tracé que tout autre région d’Europe.
En parallèle de l’exposition « Parfum d’Interdit », le musée Fragonard présente l’exposition « Secrets de silhouettes » une immersion dans l’intimité des femmes azuréennes, qu’elles soient bastidanes, villageoises, artisanes, courtisanes ou bourgeoises. La scénographie met en perspective quelques pièces rares en regard à des silhouettes habillées ou déshabillées.
Paniers, crinolines cages, corsets, queues d’écrevisses, faux-culs, chemises de corps, robes de chambres, bas, jarretières, jupons piqués, boutissés, de mariage ou du quotidien…des pièces parfois d’une grande rusticité, mais aussi des ouvrages extrêmement raffinés convoquant les matières les plus nobles : mousselines, dentelles, soie, broderies fines…
Outre le grand soin porté à ces pièces cachées, souvent d’une blancheur immaculée, de nombreux détails soulignent le désir de coquetterie de ces femmes à tout âge. Des silhouettes parfois porteuses de messages d’amour et de détails qui ne pourraient être visibles que dans l’intimité. Grasse capitale des parfums, capitale de l’art de vivre….. capitale de l'élégance classé à l'Unesco.
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